Archives départementales, Patrimoine

Les institutrices de la République, vecteurs de l’émancipation des femmes

Classe élémentaire Carcassonne
AD 11 2Fi 1983 © Archives départementales de l'Aude

Depuis 1982, la journée internationale des droits des femmes est organisée tous les ans le 8 mars. Cette journée met en avant la lutte pour les droits des femmes et contre les inégalités qu’elles subissent par rapport aux hommes.

Cette année, les Archives départementales de l’Aude souhaitent mettre en valeur les institutrices, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. Cette période voit le passage des enseignantes congréganistes aux enseignantes laïques de la Troisième République, qui militent de plus en plus pour leurs droits en tant que femmes et en tant que travailleuses. Elles rompent avec le rôle traditionnel dévolu alors aux femmes et contribuent à faire évoluer les mentalités.

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L’instruction des jeunes filles


L’enseignement féminin se développe peu avant les lois Ferry. En 1807, il existe à Carcassonne trois écoles publiques de garçons mais aucune de filles. Selon un recensement réalisé en 1820, le département de l’Aude possède 290 écoles de garçons pour 100 écoles de filles (AD 11, 1 T 22). Ces établissements permettent de scolariser 2390 filles tandis qu’environ 6600 autres restent privées d’éducation. Les causes en sont surtout la pauvreté des communes, qui doivent rémunérer les institutrices, la pauvreté des familles, qui doivent payer les cours et la difficulté de trouver des enseignantes formées.
A partir de 1850, toutes les communes de plus de 800 habitants doivent avoir une école de filles, mais ce sont souvent des écoles congréganistes qui s’ouvrent. Lors de l’enquête sur l’instruction primaire de 1867, l’Aude comptait 221 écoles de filles (114 laïques, 107 congréganistes) regroupant ainsi 15 637 élèves.
 

Les rapports d’inspection de la fin du XIXe siècle s’intéressent surtout aux mœurs, à la tenue et à la morale des enseignantes. Ainsi, celui de Melle Farigoul, congréganiste à la Charité de Saint-Vincent-de-Paul à Rieux-Minervois, établi en 1890, pose les questions suivantes : « La surveillance des mœurs offre-t-elle toute garantie ? L’enseignement est-il irréprochable au point de vue de la morale, de la constitution et des lois ? Est-il inspiré par l’idée de parti ? Se rapproche-t-il des programmes officiels ? La propreté règne-t-elle dans la classe ? » (AD 11, 1 T 255). Il semble alors plus important de bien éduquer ces jeunes filles que de leur donner un enseignement leur permettant d’accéder à des métiers qui leur étaient jusqu’à présent fermés. Le rôle des institutrices est pourtant primordial dans l’éducation des futures femmes pour leur permettre de choisir leur avenir et ne pas leur imposer uniquement le rôle de mère ou d’épouse.


Laïcisation de l’enseignement féminin


La laïcité permet la liberté de conscience en refusant qu’une religion impose ses prescriptions. C’est donc une condition essentielle pour le respect des droits des femmes. Or, c’est par la laïcisation des institutrices et de leur enseignement que passe l’émancipation des femmes.
Grâce aux lois Ferry (1881-1882), les filles peuvent désormais accéder à l’instruction devenue gratuite, laïque et obligatoire jusqu’à 13 ans. Petit à petit, les écoles congréganistes audoises disparaissent, bien qu’elles scolarisent encore 32,2 % des filles en 1888. 


Les conflits entre les curés, la population et les institutrices ne sont pas rares. En 1890, à Chalabre, un scandale éclate : l’institutrice laïque, Mme Ferrier, a accompagné ses élèves jusqu’à l’église pour l’instruction religieuse proposée par le curé de la paroisse. Elle se défend alors auprès de son inspecteur, arguant qu’elle a agi pour la sécurité de ses élèves et pour rassurer les parents. Elle rappelle également que les parents tiennent à ce que leurs enfants aient cet enseignement religieux, et que la concurrence avec les congrégations est grande (AD 11, 1 T 256).


En 1914, à Tuchan, une plainte est déposée contre l’institutrice par un membre du conseil municipal pour « catholicisme outré » et « poussée au cléricalisme ». Cette plainte accuse, à tort, Melle Feuille, d’engager les enfants à quitter l’école laïque pour rejoindre les écoles congréganistes. Dix ans avant, elle avait été mutée de Capendu à Tuchan pour avoir assisté à une procession ! (AD 11, 1 T 256).
 

L’Ecole Normale pour devenir institutrice 


Les Ecoles Normales d’instituteurs existent depuis 1808, il y en a 56 trente ans plus tard, mais toujours aucune pour former les institutrices. En 1848, il existe huit Ecoles Normales d’institutrices en France et quelques « cours normaux » qui assurent une petite formation pour les futures institutrices d’écoles publiques, à moindre coût, en province. Mais la formation qui y est dispensée est avant tout morale et religieuse.
Ce n’est qu’en 1879 qu’une loi rend obligatoire dans chaque département la création d’une école normale de filles pour former les futures institutrices laïques. Elles y apprennent la pédagogie et accroissent leur culture générale. L’enseignement religieux est remplacé par un enseignement moral et civique. Celle de Carcassonne est fondée dès 1881, elle est très vite renforcée par la loi de 1886 imposant la laïcisation totale du personnel enseignant. Selon la loi, les institutrices peuvent enseigner dans les écoles de filles, les écoles maternelles ou dans les écoles mixtes. Dans les écoles de garçons, elles ne peuvent être qu’adjointes, si elles sont parentes du Directeur de l’école.


Pour intégrer l’Ecole Normale, les jeunes filles doivent réussir un concours d’admission comportant cinq épreuves écrites (orthographe, écriture, composition française, arithmétique, dessin) et dix épreuves orales ou pratiques (langue française, arithmétique et symétrique, histoire, géographie, sciences, résumé de la leçon de lettres, résumé de la leçon de sciences, couture, chant et musique, gymnastique). Chaque année, entre dix et vingt femmes peuvent ainsi intégrer l’Ecole Normale (AD 11, 1 T 477).

Conditions de vie des institutrices


Le salaire des institutrices est très faible en début de carrière (de 700 francs pour une stagiaire à 1200 francs en moyenne pour une titulaire). Les institutrices sont parfois mal logées, leur installation peut être difficile dans certains villages, elles sont éloignées de leurs familles, doivent parfois avoir un autre travail pour mieux gagner leur vie. La solitude et le manque de moyens financiers sont souvent aggravés par le fait que les institutrices restent longtemps célibataires. 


L’état des classes et des logements de fonction est décrit dans chaque inspection annuelle des institutrices. Melle Sénié, à Luc-sur-Orbieu, demande en 1921 à changer d’établissement. Elle formule ainsi sa requête : « Institutrice adjointe à l’école de garçons de Luc depuis 1915, j’ai pu y rester six ans car je vivais avec mes parents. Mais cette année papa va demander sa retraite, c’est pourquoi je sollicite moi-même un nouveau poste. Je n’ai pour salle de classe qu’une ancienne buanderie sans autre ouverture qu’une porte. Mon logement n’est pas habitable. Depuis six ans j’abîme ma santé dans une atmosphère confinée et je ne puis continuer plus longtemps. » (AD 11, 1 T 256).


Bien que les institutrices perçoivent un traitement, les femmes mariées doivent attendre 1907 pour pouvoir disposer librement de leur salaire. L’égalisation des traitements entre instituteurs et institutrices en 1919 est une avancée notable dans l’histoire des femmes en France.

Terminons ce bref portrait des institutrices de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle par un extrait du livre de Léon Frapié, L'Institutrice de province, paru en 1897, rappelant que l’émancipation des institutrices par rapport à l’ensemble des femmes « bousculait » la société : « Contre l'institutrice, la lâcheté n'existe plus ! Tenez, la voilà la fameuse émancipation des femmes telle que nous sommes disposés à l'admettre. Enfin, la femme ne nous agace plus, ne nous empêtre plus avec sa prétendue faiblesse ; plus de courtoisie embarrassante ; supprimé ce spécial respect humain qui, dans bien des cas, empêchait de frapper une femme ; supprimée même la simple, la vulgaire pitié... Et voilà bien aussi le sentiment obscur de la foule envers les créatures qui semblent s'affranchir d'un ancien esclavage : "Attends un peu femme émancipée, femme qui marche seule à la conquête du pain, femme fonctionnaire, institutrice publique (ô l'aimable expression), femme égale de l'homme, on va t'en f... de l'égalité ! Attends un peu on va te traiter en égale pour les coups à recevoir..." »

 

Bibliographie


Femme en pays d’Aude (du Néolithique à nos jours), Catalogue d’exposition des Archives départementales de l’Aude, 2016.
Lucie Wieruszeski, Les institutrices au XIXe siècle : témoins et militantes de la condition féminine ?, Mémoire de Master 2 Enseignement, Université de Lille, 2012.
Jean-François Chanet, « Des institutrices pour les garçons. La féminisation de l’enseignement primaire en France, des années 1880 aux années 1920 », Histoire de l’éducation, 115-116, 2007.