Quand on dansait et festoyait dans les églises
Délaissons momentanément la fin du 19e siècle et le 20e siècle naissant de Léon Nelli, pour remonter le temps jusqu’au 16e siècle où il était encore d’usage de danser à certaines époques de l’année, dans les églises et les cimetières. Une pratique à laquelle le Concile Provincial de Narbonne tente de mettre fin en 1551 en interdisant outre la danse dans ces lieux, la fête des fous et des enfants de chœur.
Un siècle plus tard, il semble que les préconisations du concile n’aient pas été suivies d’effets. En1662, Mgr de Nogaret, évêque de Carcassonne se plaignait encore « qu’à la messe de minuit on tire dans les églises des coups de fusils et de pistolet, qu’on y jette des fusées infectant par leur mauvaise odeur, on s’y bat à coups de pommes de cyprès, qu’on danse dans l’enceinte ». Il renouvelle à son tour les défenses déjà formulées.
Nicolas Pavillon, Evêque d’Alet : évangélisateur et moralisateur du diocèse
Au même moment, dans le diocèse d’Alet, l’évêque Nicolas Pavillon (1597-1677), « ami des jansénistes », entend faire appliquer avec rigueur les règles édictées plus haut, visant à interdire l’exécution de certaines danses ou autres pratiques festives préjudiciables « au maintien de l’ordre moral ». Il consacrera son « exercice » à reconstruire une Eglise qu’il juge décadente, réunions de synode et création de séminaires à l’appui. Durant sa charge seront notamment édités (et réédités) Les statuts synodaux du diocèse d’Alet où sont détaillées les consignes que doivent mettre en œuvre les ecclésiastiques pour que les âmes dont ils ont la charge ne s’éloignent pas du droit chemin. Ainsi, le titre cinquiesme de cet ouvrage expose divers reglemens et discipline dont la question de la sanctification du dimanche et des festes :
comme rien n’est plus contraire non seulement à la santification des festes, mais mesme à la profession du nom chretien que les danses qui se pratiquent plusieurs lieux de ce diocès et qui se sont communément et d’une manière scandaleuse & avec des postures indécentes & lascives ; nous deffendons de faire aucune danse publique, soit aux chansons ou avec des violons, des hauts-bois ou d’autres instruments, les jours de dimanches ou autres festes chomables : comme aussi en tout autre temps de faire aucunes danses et qui blesse la pudeur et l’honnesteté chrétienne.
Cet ouvrage, dont la bibliothèque de Léon Nelli possède un exemplaire de l’édition de 1775, voisine avec un autre livre au titre sans ambiguïté quant à son contenu : Jugement contre les danses selon les oracles de l'écriture, les canons des sacrez Conciles, les sentences des saints pères de l'église et les règles de la raison. Composé par un curé du diocèse de Narbonne. L’anonymat de la page de titre est vite rompu puisque Le plus humble & le plus obeïssant serviteur se dévoile à la fin de la dédicace (à son Eminence Monseigneur le Cardinal de Bonzi) : TAILHANT , curé de Soulatgé. Ce prêtre aurait officié dans la paroisse jusqu’en 1705, soit une trentaine d’années. Était-il un produit du séminaire imaginé par Nicolas Pavillon? Nulle certitude, néanmoins son « profil » s’inscrit dans la droite ligne des préceptes de l’évêque : les prêtres sont désormais lettrés, connaissent le latin, sont à même de parler « le gros patois » pour se faire comprendre de leurs ouailles et prêts à œuvrer coûte que coûte pour la restauration et le maintien des « bonnes mœurs ». L’écriture de ce Jugemens contre les danses en atteste… autant que cela rendra impopulaire l’abbé Philippe Tailhant… ou à tout le moins l’éloignera de ses fidèles.
La danse, mère de tous les vices
En effet, le curé de Soulatgé commet avec cet ouvrage un véritable traité argumenté sur le bien-fondé, voire la nécessité de l’interdiction des danses… Pour étayer son propos, l’abbé Tailhant s’appuie tout à la fois sur les évangiles, ses connaissances hagiographiques et les ordonnances ecclésiales ou autres statuts synodaux qui ont fleuri et précédé sa propre publication, un corpus qu’il commente et interprète... avec conviction.
Petit florilège…
Dans la dédicace :
« Je me suis appliqué avec tout le soin que j’ai pu à connoître les maux qui pouvoient troubler ma paroisse et j’ai taché d’y trouver les remèdes qui fussent propres à les guerir.[…] ce qui m’auroit réussi fort heureusement, Monseigneur, si je n’y eusse trouve un certain exercice diabolique qui par ses ensorcelemens emportoit tout le fruit de mes travaux que les gens du siècle appellent Danse et que je nomme danse mondaine & scandaleuse […] Elle est cause que les Saints jours de dimanches & fêtes sont prophanes, que les cabarets sont frequentez avec scandale : Que nos églises sont presque désertes & nos doctrines meprisées. On n’entend que bruit et desordre la nuit & le jour par les rues ; on ne parle à vôtre cour spirituelle, que des Requêtes en demande des dispenses pour des mariages dans un degré prohibé par l’Eglise, ce qui provient des frequentations entre personnes de divers sexes que cet infame exercice produit »
Extrait de la première partie :
Comment la danse mondaine est vicieuse et criminelle dans sa forme & son étimologie & ces circonstances.
[Chap. 2, p.5] Le Diable en est le père : et que celui qui a appris la fornication, c’est le même qui a apris à danser
[Chap.6, p.13] Une des circonstances agravantes qui augmente la malice des pechez de la danse ce sont les baisers entre personnes de divers sexes. Il y sont si frequens & d’une façon si extravagante, qu’il faudroit être sans pudeur, et avoir perdu la teinture du christianisme pour n’en pas rougir de honte.
Extrait de la deuxième partie
Pourquoi elle [la danse] est défendue et particulièrement aux chrétiens « Quel est le confesseur pour si éclairé qui soit, s’il veut examiner […]la conscience de ceux qui fréquentent cette danse, qui ne trouve qu’elle est une cloaque puante, une pépignere de pensées impures, & une tanière abominable de sales desirs ? Une experience malheureuse ne nous apprend elle pas que ces jeunes garçons & jeunes filles, & même les personnes mariées qui la pratiquent, nous vomissent des péchés si énormes qui font herisser les cheveux de les entendre »
Des réponses aux objections [qui pourraient lui être formulées]
[Chap. VIII, p.192] : « Je ne voudrois pas danser : mais mes parents m’y contraignent : je n’ose pas leur désobéir » ? Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.
Il combat également dans une dernière partie les points faibles qui pourraient l’inciter à ne plus s’opposer à la danse. Il propose enfin un épitaphe en début d’ouvrage et en guise de conclusion un rondeau sur le même ton au titre sans appel : Epitaphe sur la mort d’un danseur dont le corps est à la voirie et l’ame en enfer
Dans chaque femme sommeille une Salomé que la danse réveille
Et si le danseur est… une danseuse, l’abbé Tailhant jette sur celle-ci l’opprobre avec d’autant plus de violence :
Un des principaux moyens dont le Démon se sert pour perdre ces Ames, est la Danse qui se fait en nôtre dit Diocése de la maniére du monde la plus dissolue & scandaleuse, par les baisers fréquens, les attouchemens & postures lascives, & les sauts qu’on fait faire à chaque pas aux Filles, d’une façon qui expose aux yeux des danseurs & des Assistans la moitié de leurs corps à nud, & découvre ce que la pudeur les oblige davantage de cacher : […] Une prostitution publique de la pudicité de la jeunesse.
La femme qui danse est forcément lascive et à elle seule, un des vecteurs du mal… Ni plus, ni moins.
La danse faisait-elle moins l’objet de controverse à la naissance de Léon Nelli ? Pas si sûr, Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, réprouvait formellement les danses, les cabarets et le mépris du repos du dimanche… Mais ceci est une autre histoire et une autre géographie !
(Merci à Jean Blanc et à Claude-Marie Robion)
Bibliographie
Dans la bibliothèque de Léon Nelli
- N°1191 / Tailhant (curé de Soulatgé).- Jugement contre les danses selon les oracles de l'écriture, les canons des sacrez Conciles, les sentences des saints pères de l'église et les règles de la raison. Toulouse, N. Hénault. In-12°, 282 p. + table (rel.). Ex-libris de la Bibliothèque du clergé de Toulouse. 1693
- N° 1422-1423 / Statuts synodaux du diocèse d'Alet, faits depuis l'année 1640 jusqu'en 1674… Paris, C. Savreux, G. Desprez. 2 exemplaires. In-18° ( rel.). 1675
- N° 1422 (manquent des pages) 176 p. (rel.).
- N° 1423VIII-208 p. (rel. parch.)422 et N°1423
Dans le fonds local
- F°22 / Ordonnances publiées au synode du diocèse de Narbonne, le vingtième d'octobre mil six cens soixante-sept.
- Autre titre :Advis aux confesseurs donnez par Saint Charles Borromée archevêque de Milan. Ordonnances publiées au synode du diocèse de Narbonne, le vingtième d'octobre mil six cens soixante-sept. (suivi de) Advis aux confesseurs donnez par Saint Charles Borromée archevêque de Milan. - A Narbonne : par Guillaume Besse, 1667. - 92-84 p.
- D°5047 / Robion, Claude-Marie. « L’Église contre la danse. Deux exemples languedociens au XVIIe siècle ». L’Église, le clergé et les fidèles en Languedoc et en pays catalan, édité par Gilbert Larguier, Presses universitaires de Perpignan, 2013,
Accessible en ligne https://doi.org/10.4000/books.pupvd.3499 - L'Eglise, le clergé et les fidèles en Languedoc et en pays catalans : XVIe-XVIIIe siècle : 8es Journées d'histoire et histoire du droit et des institutions de l'Université de Perpignan Via Domitia, 9 juin 2013 / vol. coord. par Gilbert larguier. - Perpignan : Presses universitaires de Perpignan, 2014. - 1 vol. (238 p. - 8 pl.) : ill. en coul., couv. ill. en coul. ; 25 cm. - (Etudes).
Ouvrage accessible en ligne : https://doi.org/10.4000/books.pupvd.3485 (consulté le 10/06/2024) - D°1320 / Contribution au folklore de l'Aude / Jourdanne, Gaston. - Deuxième édition. - Paris : G.-P. Maisonneuve et Larose, 1973. - 1 vol. (X-243 p), 24 cm. - (Contributions au folklore des provinces de France ; 12) Reproduction en fac-sim. de l'édition de 1899-1900. Extrait du ʺMoniteur de l'Audeʺ, 1899, et des ʺMémoires de la Société des arts et sciences de Carcassonneʺ, 9