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Le territoire dans tous ses états ! #10 La "République libre" de Counozouls

L'Illustration du 9 janvier 1904.

Paisible petit village des Pyrénées audoises, Counozouls est perché sur une petite éminence qui domine fièrement les gorges de l’Ayguette. Il regroupe quelques maisons, comme oubliées et perdues aux milieux des grandes forêts qui dévorent les paysages environnants.

Comment ce village est-il devenu une « république libre » au début du XXe siècle ?

Cette chronique vous est présentée dans la rubrique Le territoire dans tous ses états !

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Depuis l’époque médiévale, les habitants de cette modeste communauté mènent une existence difficile. Le relief et la nature du sol ne permettent guère de bonnes cultures et les paysans dépendent donc étroitement, pour leur subsistance, des bois environnants, dont ils ne sont toutefois pas propriétaires. Ils y jouissent néanmoins de droits d’usage étendus (affouage et marronage) et de la possibilité d’y faire paître leurs troupeaux. Ces privilèges leur ont d’ailleurs été confirmés à diverses reprises, comme dans la reconnaissance de 1669, validée par le seigneur du lieu, François de Montesquieu, et par l’administration royale des eaux et forêts. Par la suite, moyennant le paiement des redevances correspondantes, Guillaume Castanier d’Auriac, puis sa fille la Marquise de Poulpry et enfin la famille de La Rochefoucauld au XIXe siècle, ne contestèrent jamais ces autorisations, qui assuraient la survie de la petite commune montagnarde. 

Une longue procédure


En 1894, Jean de Grimaudet, vicomte de Rochebouet et héritier des La Rochefoucauld, vend tous ses biens situés dans la Haute-Vallée de l’Aude à Monsieur Jodot, un riche industriel parisien, pour un million de francs. Il s’agit essentiellement des vastes forêts des Bailleurs et de Lapazeuil, totalisant plus de 2000 hectares, des scieries de Fournas et de la Moulinasse, de la métairie de Bécaud et d’un moulin, le tout situé sur la commune de Counozouls. Rapidement, le nouveau propriétaire met les forêts en coupe réglée, afin d’en assurer une exploitation intensive. Au mépris des droits des habitants, il réduit drastiquement les superficies de pacage et les possibilités d’usage forestier. Il embauche comme régisseur le sieur Duvic, ancien inspecteur des forêts, et interdit désormais l’accès à ses parcelles. En mai et juin 1897, les bergers communaux de Counozouls font ainsi l’objet de plusieurs procès-verbaux d’infraction, qui les conduisent devant le tribunal correctionnel de Limoux où la commune, civilement responsable, est condamnée à une amende. 
 

 

Cette première audience marque le début des hostilités judiciaires. Attaquée dans ses prérogatives ancestrales, la commune, avec l’autorisation du Conseil de Préfecture, réplique donc en assignant l’industriel devant le tribunal civil limouxin, afin de faire reconnaître ses droits. Ce dernier, habile manœuvrier, ne conteste d’ailleurs pas l’existence de ceux-ci, mais argumente intelligemment pour les réduire à leur plus simple expression. Le jugement du 18 juin 1898, rendu par cette juridiction, témoigne ainsi clairement de la difficulté à appliquer, dans le cadre du Code Civil, les us et coutumes locaux et les actes et situations datant de l’Ancien Régime. Il déboute les habitants d’une partie de leurs demandes, mais dénie à Jodot le droit de percevoir une redevance, et ordonne une enquête et une expertise afin de pouvoir juger totalement l’affaire sur le fonds. Déçues par ce premier arrêt et refusant un accord à l’amiable, les deux parties décident donc de faire appel devant la cour de Montpellier.


En janvier 1900, le tribunal montpelliérain donne presque entière satisfaction à Jodot, rejetant la plupart des requêtes de la commune. Profitant de ce jugement, ce dernier obtient du tribunal civil de Limoux le cantonnement des droits d’usage et de dépaissance et refuse toutes les transactions proposées par le maire et les habitants. Pendant ce temps, les gardes particuliers de l’industriel continuent de dresser de nombreux procès-verbaux, qui envoient une foule de pauvres délinquants devant la justice. 
 

La révolte


Le 17 juillet 1903, après une longue période de calme relatif, les experts désignés arrivent enfin à Counozouls. Devant le maire, la population, rassemblée sur la place du village, les avertit qu’elle entend s’opposer à toutes les opérations de cantonnement et empêcher par tous les moyens l’application des jugements. Malgré une tentative de conciliation, les envoyés du tribunal comprennent rapidement que la situation risque de s’envenimer. Prudemment, devant l’hostilité de plus en plus affichée des ruraux, ils se retirent. Incontestablement, on est alors passé brutalement d’un contentieux judiciaire à une rébellion, qui va désormais engendrer une sorte de guerre subversive et psychologique. 


Poussant leur logique à son comble, les gens de Counozouls interdisent l’entrée du village à toute personne étrangère à la commune et en font garder les divers accès par des hommes en armes, dont un guetteur juché sur le clocher de l’église. Se mettant en retrait de la République, ils s’érigent en « commune libre » ou en « République libre ». En septembre 1903, le conseil municipal refuse d’inscrire au budget le règlement des diverses amendes, malgré l’injonction du sous-préfet de Limoux. Ce même mois, les habitants achètent collectivement un lot de 70 fusils auprès de la Manufacture de Saint-Etienne, sous prétexte de se débarrasser des sangliers.  A quelques jours d’intervalle, deux incendies éclatent qui ravagent le château et la scierie de La Moulinasse, puis la maison des gardes située à proximité. Diligentées aussitôt, les enquêtes de gendarmerie se heurtent au silence têtu des habitants. Personne n’a rien vu, ni rien entendu ! 

 

Quelque temps plus tard, alors que la tension est à son comble, c’est la maison du garde de la scierie de Fournas qui est à son tour détruite par le feu. Rapidement, les gardes comprennent que leur sécurité n’est plus assurée et doivent se loger dans les villages voisins. Les villageois sont désormais les maîtres du terrain ! En décembre 1903, Counozouls est ainsi coupée du reste du monde ! Toutefois, à la veille de Noël, des journalistes parviennent à rencontrer les irréductibles, qui se font complaisamment photographier les armes à la main. Un article paraît dans L’Illustration du 9 janvier 1904 et a été précédé d’un autre publié dans les colonnes de La Dépêche. Désormais, la révolte de Counozouls est de notoriété publique et les autorités sont désormais très réticentes à faire usage de la force. 

 

L’apaisement survient finalement au moment où l’on s'y attend le moins. Lassé de la résistance des montagnards, Jodot éprouve de plus en plus de difficultés dans l’administration de ses domaines. En juin 1904, il s’en dessaisit finalement au profit de la société Ader. Dans un esprit de conciliation, ce dernier décide de faire de larges concessions aux villageois afin de ramener le calme. Il leur propose même de devenir propriétaires des biens concernés à la fin de la période d’exploitation. Saisissant cette belle opportunité, ceux-ci créent une société civile, le Syndicat de Counozouls, regroupant 91 personnes, dont le curé, l’institutrice et le carillonneur, qui gère l’exploitation pour le compte d’Ader. En 1931, celle-ci étant achevée, il devient propriétaire des terrains et des bois et est donc à la tête d’un patrimoine forestier de très grande valeur.
Grace à leur ténacité indomptable, les habitants de Counozouls ont ainsi récupéré les territoires qui ont fait vivre leurs ancêtres durant des siècles.

 

 

Bibliographie 


Besset, « Une survivance des droits de l’Ancien Régime. Le Syndicat de Counozouls ». Audience solennelle de la Cour d’Appel de Montpellier du 16 septembre 1965, p. 3-20 (Q° 1265)
Pouchayret (E.), « Souvenirs des Pyrénées audoises », Folklore, n° 185, printemps 1982, p. 11-24 (22 PER 12)
« La Révolution de Counozouls », Fenouillèdes, n° 5, p. 18-23 (1080 PER 1)