Archives départementales, Patrimoine

LE TERRITOIRE DANS TOUS SES ÉTATS ! #8 ENTRE CONTENTIEUX, PIRATES ET NAUFRAGES : LES DANGERS DU LITTORAL

Capitainerie NArbonne
AD 11 1 Fi 1033 - Carte de la capitainerie de Narbonne, vers 1690. © Archives départementales de l'Aude

Depuis les temps les plus reculés, la mer est considérée par les populations qui en sont proches comme un milieu inconnu et profondément hostile, susceptible de recéler les plus grands dangers et les plus terribles catastrophes. Dans ce cadre mental, les terres qui la bordent sont perçues comme un espace mouvant, complexe, incertain, alternant lagunes, étangs, collines rocheuses et boisées, zones marécageuses et plages sablonneuses.

Cette chronique vous est présentée dans la rubrique Le territoire dans tous ses états !

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C’est un monde flou qu’il importe donc de connaître et de baliser le plus précisément possible pour le rendre moins inhospitalier et pour en exploiter au mieux les précieuses ressources (salins, pêche…).

A partir du Moyen Age, les zones littorales font donc l’objet de nombreuses tentatives d’appropriation et donnent lieu à de multiples conflits. En 1300, l’archevêque de Narbonne et le seigneur de Leucate se plaignent au roi au sujet des agissements du roi de Majorque, qui les empêchent de percevoir la dîme du poisson, tant sur l’étang que sur mer. Les narbonnais estiment que leurs droits s’étendent jusqu’au Grau et à la fontaine de Salses, ce qui ne semble pas être l’avis des roussillonnais qui obstruent les passages avec des barrages en bois. Là comme ailleurs, c’est bien évidemment la question des droits féodaux et de leurs juteux revenus qui constitue l’essentiel de la discorde : droit d’exportation des laines, droit de rivage, droit de leude, droit de pêche et de vente du poisson, droit de chasse aux cerfs et aux sangliers, droit d’herbage pour les troupeaux…

Toutefois, dans ces vastes espaces largement incultes s’ajoute aussi l’épineuse question de la frontière franco-aragonaise, dont le tracé se perd parfois dans les sables. Revenus seigneuriaux et pouvoir régalien cohabitent donc étroitement dans la vaste enquête, avec audition de témoins, diligentée alors par le sénéchal de Carcassonne et conservée dans les archives du Parlement de Paris. Celle-ci semble pourtant n’avoir débouché sur aucun règlement durable du conflit. Le roi de France, Philippe IV le Bel, n’a sans doute pas souhaité se brouiller avec le roi de Majorque pour un vague morceau d’étang, perdu aux confins de son royaume !

Au XVIIIe siècle encore, c’est le Duc de Fleury qui entend s’arroger la propriété complète des atterrissements de l’embouchure de l’Aude et des vestiges des étangs de Fleury et de Vendres (Hérault). Là aussi, il s’agit d’un secteur complexe, situé au nord du village, qui a connu pendant plusieurs siècles de grands bouleversements paysagers, dus au colmatage progressif de l’ancien golfe narbonnais par les alluvions de la rivière ; à la géographie compliquée, mouvante, imprécise, constamment marquée par le mélange de la terre et de l’eau, qui le segmente et y rend les communications difficiles. Dès l’acquisition de la seigneurie, au XVIIe siècle, la famille ducale n’eut de cesse de réaffirmer ses droits seigneuriaux sur l’ensemble des territoires concernés.

Pour étayer leurs prétentions revendicatives, les ducs de Fleury se font donc confectionner, entre 1749 et 1766, des plans de grandes dimensions de cette zone, dont treize sont levés et dessinés par l’arpenteur-géomètre Pierre Lautié. On y aperçoit de façon précise les terroirs concernés, avec la côte méditerranéenne, les villages, mais aussi les multiples fermes, métairies, granges et domaines, moulins, chapelles, routes et chemins, châteaux, tours et autres redoutes défensives, ainsi que les multiples fluctuations du lit de l’Aude. Très détaillés, ils comportent aussi les noms de terroirs, lieux-dits et autres toponymes permettant de s’y retrouver dans ces vastes espaces de terres incultes ou cultivées (plaines, pacages, prés, champs, vignes, etc…) et les multiples bornes (ou bodules) matérialisant les différentes limites sur lesquelles s’organise la répartition supposée des propriétés. Toujours à la recherche de profits supplémentaires, les seigneurs de Fleury défendent donc âprement, contre les communautés villageoises, leurs prérogatives sur ces espaces hasardeux, afin d’y percevoir impôts, taxes et autres revenus, en argent ou en nature. Il leur était donc pour cela nécessaire de disposer de bons documents cartographiques, afin d’alimenter de longues procédures judiciaires, qui ne prendront fin qu’avec la disparition de l’Ancien Régime.

Outre la rapacité des grands seigneurs, les habitants du littoral languedocien redoutent aussi constamment les dangers venus du large, et en particulier les razzias et autres incursions dévastatrices des pirates, bandits et pilleurs de toutes sortes. A partir de la fin du XVe siècle, cette insécurité permanente est surtout alimentée par la présence des Barbaresques, pirates ou corsaires installés dans les ports du Maghreb, qui écument les mers entre le sud du Portugal et la Sicile, et ne se contentent pas d’arraisonner les navires mais brûlent les villages côtiers, emportant un lourd butin matériel mais aussi des prisonniers, vendus par la suite sur les marchés aux esclaves d’Afrique du Nord. Dès les années 1520, les alertes se multiplient et finissent par être considérées comme un mal endémique. Mais la menace est bien réelle et se concrétise parfois à la grande frayeur des populations. Dans les années 1580, les pêcheurs de Gruissan racontent ainsi au poète Bénigne Poissenot que leur village est sujet aux incursions des pirates et qu’il a déjà été pillé deux fois par les « escumeurs turcs ». Lors de ces deux attaques, dont la date n’est pas précisée, les habitants n’ont dû leur salut qu’au refuge sûr constitué par le vieux château féodal surplombant le village, où ils se sont tous entassés ! Déjà pauvres, les communautés côtières le sont encore plus après ces terribles razzias et leurs lots d’exactions. Celles-ci ne disparaîtront que progressivement à partir du XVIIe siècle, devant l’amélioration des fortifications et du réseau défensif du littoral. 

Enfin, composés très largement de pêcheurs, les villages littoraux craignent aussi profondément les colères de la mer et leurs terribles conséquences. Même si les sources manquent pour recenser les multiples naufrages survenus sur les côtes narbonnaises, la découverte d’épaves antiques témoigne clairement de la permanence, au cours des siècles, des risques encourus par les navigateurs. Dans ces parages, entre 1641 et la fin du XVIIe siècle, l’historien Gilbert Larguier n’en dénombre pas moins d’une centaine. La nature de ces « fortunes de mer » ne varie guère et la plupart sont imputables aux intempéries, aux caprices des vents et à la soudaineté des tempêtes. Le 31 janvier 1675, un patron de Martigues voit ainsi son navire couler dans le grau de La Nouvelle, transpercé par « une ancre perdue, sans aucun signal ». Le 21 mars 1700, Antoine Vignes de Saint-Chamas, patron de la tartane « Saint-Joseph », est surpris par le mauvais temps devant Gruissan. Il cherche à s’abriter dans le port de La Nouvelle, mais voit sa barque se remplir d’eau à la suite d’un gros coup de mer. Il se résout alors, avec son équipage, à abandonner le bateau et sa cargaison (olives, moules…) et à trouver refuge sur la plage. 


Le 10 ventôse de l’An V (28 février 1797), le village de Gruissan est touché par un affreux drame. Tandis qu’elle cherche à s’abriter dans le port de La Nouvelle pour fuir les intempéries, sa flotte de pêche est décimée par la tempête. Trois des bateaux font naufrage et coulent avec tous leurs occupants, tandis qu’un quatrième perd trois membres d’équipage. Au total, ce sont donc trente-deux victimes qui sont dénombrées par les autorités. Trente-deux hommes, jeunes pour la plupart, qui laissent leurs familles dans la misère et le désarroi, et dont les corps sont retrouvés sur les plages entre le grau de la Vieille-Nouvelle et le Cap-Leucate. La communauté aura beaucoup de mal à se remettre de cette terrible épreuve. Dans l’église paroissiale, un grand tableau du peintre Jacques Gamelin commémore ce triste évènement. De même, en 1994, la municipalité a fait ériger, au pied du petit chemin conduisant à la chapelle Notre-Dame des Auzils, un monument où sont inscrits les noms des 32 pêcheurs disparus. 
 

Bibliographie


La mer pour horizon. Catalogue de l’exposition présentée aux Archives départementales de l’Aude du 12 décembre 2017 au 30 mars 2018 (2017, 267 p.)
Larguier (Gilbert), « Les naufrages, miroir de la vie maritime. Fortunes de mer le long des côtes du golfe du Lion (XVIIe-XIXe siècle) », dans Louvier (Patrick), dir., Le Languedoc et la mer XVIe-XXIe siècle (PUM, 2012, p. 115-132). 
Régné (Jean), « Examen d’une enquête relative à la limite méridionale de la vicomté de Narbonne du côté du Roussillon », Bulletin de la Commission archéologique de Narbonne, tome IX, 1906-1907, p. 99-178.