Patrimoine, Archives départementales

Mémoire des biens, mémoire des hommes : les cartulaires

cartulaire
AD 11 4E 206/AA1 © Archives départementales de l'Aude

A partir du VIIIe siècle, certaines institutions prennent l’habitude de faire recopier, dans un ou plusieurs codex, des actes sur parchemins qu’ils accumulent souvent et conservent la plupart du temps dans des coffres. C’est la naissance du cartulaire.

 

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De l’original à la copie

Le cartulaire est un livre où une personne physique ou morale fait transcrire, intégralement ou sous une forme abrégée, des titres relatifs à ses biens et à ses droits. Le but d’une telle compilation est bien sûr d’assurer la conservation du contenu des chartes originales, mais aussi et surtout d’en faciliter la consultation, par l’intermédiaire de classements, chronologiques ou géographiques.
Ainsi les recueils des chartes de l’abbaye de Lagrasse, appelés « livre vert » ou « livre noir », sont organisés rigoureusement. On y trouve d’abord les privilèges généraux de la communauté, octroyés par les Papes, les rois ou des seigneurs ; puis les actes particuliers qui sont rattachés chronologiquement aux principaux offices monastiques et aux diverses granges ou seigneuries constituant le temporel du monastère. 

Une typologie variée


Appelés parfois « pancartes », « chartriers » ou « inventaires des titres », les cartulaires sont d’une grande diversité typologique, ce qui rend souvent leur recensement bien difficile. De plus, ils ne contiennent pas toujours que des copies d’actes, mais aussi des notices nécrologiques, des chroniques, des textes réglementaires ou des notes laissées par les scribes. Au-delà de la bonne gestion des biens et des revenus, ces recueils ont donc indéniablement un rôle de protection juridique pour la personne ou l’institution concernée, mais aussi une véritable fonction mémorielle.
La plupart des documents conservés proviennent d’institutions ecclésiastiques (abbayes, évêchés, chapitres…), mais il existe aussi des cartulaires de seigneurs laïcs, de villes, d’hôpitaux, de confréries, de corporations marchandes ou même de familles. Un grand nombre d’entre eux se présente sous la forme de registres, composés de feuillets de parchemin ou de papier. 
Bien évidemment, il convient d’analyser précisément l’authenticité des actes recopiés et de faire la part des erreurs, des incompréhensions, voire des véritables modifications réalisées par certains copistes. Mais, quoiqu’il en soit, nous devons indéniablement à ces recueils la conservation et la connaissance de nombre de documents, dont les originaux sont aujourd’hui perdus. 

L’inventaire des titres de la mense conventuelle de Fontfroide


Conservé dans les collections des Archives de l’Aude sous la cote H 211, ce recueil est un registre in-4° de 176 feuillets. Il n’est pas daté, mais peut être situé dans le dernier tiers du XVIIe siècle. Il ne contient aucune copie intégrale, mais renferme 2517 analyses d’actes, en français, dont la chronologie s’échelonne entre le IXe et le XVIIe siècle, organisées en 70 chapitres. L’analyse de l’écriture montre qu’il est incontestablement l’œuvre de plusieurs rédacteurs.
Depuis 1594, les biens de l’abbé commendataire (mense abbatiale) et ceux de la communauté monastique (mense conventuelle) étaient en effet séparés. Le recueil précité ne concerne donc que les biens des moines. Les analyses des actes, qui débutent par l’énumération des 133 privilèges accordés à l’ordre de Cîteaux, y sont présentées de façon succincte, et la date portée dans la marge est souvent erronée. L’ordre chronologique n’y est pas toujours respecté, les termes latins pas toujours bien restitués et les noms de lieux sont parfois fantaisistes. Les actes y sont cotés avec une lettre de l’alphabet, qui peut être répétée plusieurs fois. 
On peut donc douter de la fidélité de ce recueil aux chartes originales conservées par le monastère. Pourtant, il a clairement été réalisé pour défendre les droits de la communauté contre les prétentions des abbés. Il nous fournit en outre un nombre considérable d’actes, dont la presque totalité des originaux a disparue et qui, bien que résumés, retracent de façon fidèle et précise la constitution du domaine foncier de Fontfroide. Associé aux inventaires des titres de la mense abbatiale, il s’avère donc particulièrement précieux pour restituer les grandes lignes de l’histoire de cette célèbre abbaye cistercienne du Narbonnais.
 

De riches cartulaires municipaux 


Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les villes méridionales entreprennent de rassembler en volumes les copies des principaux actes constitutifs de leur existence. Il s’agit surtout de ceux, octroyés par les seigneurs, qui définissent les privilèges dont jouit la communauté d’habitants, tant pour son administration et le choix de ses représentants (consuls) que pour la gestion courante des affaires municipales. Documents essentiels à la vie du groupe, les cartulaires sont des livres réalisés avec beaucoup de soin et souvent à grands frais : sur parchemin, avec une reliure en cuir et des enluminures. Les archives communales de Narbonne conservent ainsi une impressionnante série de 17 cartulaires, dont les douze premiers, appelés « Thalamus » comme les cartulaires de Montpellier, ont été élaborés entre le milieu du XIIIe et la fin du XVe siècle.


D’autres cartulaires, complets ou non, ont été conservés dans les archives communales de Castelnaudary, de Limoux et de Montréal. Toujours organisés à peu près de la même façon, ces « livres de coutumes » contiennent d’abord un calendrier rédigé en latin, toujours utile pour la fixation des dates importantes de la vie communale (fêtes, foires…). Viennent ensuite des passages des quatre Evangiles et souvent une image pieuse (crucifixion, Christ en majesté…) qui font aussi du cartulaire un livre juratoire, utilisé pour la prestation de serment des consuls. Puis, on trouve le texte des coutumes initiales, souvent transcrites en occitan, un leudaire (tarification des marchandises soumises à un droit de péage) et les divers privilèges accordés à la ville par les rois de France. Enfin, ces précieux registres peuvent aussi contenir des textes réglementaires, comme des ordonnances consulaires, le prix du pain ou des actes concernant le commerce ou l’industrie drapière, diverses annotations et les procès-verbaux des élections consulaires. Ils constituent donc, outre leur utilité administrative, une véritable entreprise de conservation de la mémoire communautaire.
 

Le cartulaire des Trencavel


A l’instar de celui des Guilhem, le cartulaire des Trencavel, propriété de la Société Archéologique de Montpellier, constitue un bel exemple de cartulaire d’une seigneurie laïque languedocienne. Commencé entre 1186 et 1188, sur l’ordre du vicomte Roger II, ce volume, de petites dimensions et contenant 258 feuillets de parchemin, regroupe 616 actes. Ces derniers consistent, pour une bonne moitié, en serments féodaux (321), dont la plupart concernent des châteaux, mais aussi en inféodations, reprises ou reconnaissances de fief, mutations de droits et accords bilatéraux, rédigés pour la plupart en latin, mais aussi parfois en occitan. Elaboré sans doute en deux étapes successives, il ne rassemble que des textes transcrits intégralement, et sans doute fidèlement, qui s’étalent entre 1028 et 1206, mais son organisation interne, jamais explicitée, demeure des plus floues.


Œuvre de prestige, destinée à contribuer à l’affirmation dynastique de sa maison seigneuriale, au même titre que son sceau, le cartulaire permet au vicomte Trencavel de revendiquer ses droits et de marquer sa place de prince de premier rang au sein de la noblesse languedocienne. C’est aussi un ouvrage qui valorise les pouvoirs du seigneur de Carcassonne, d’Albi et de Béziers et constitue donc une sorte de défi contre les prétentions des comtes de Toulouse. Il représente à coup sûr l’instrument privilégié dans l’édification d’une principauté féodale, reposant essentiellement sur la reconnaissance du pouvoir vicomtal par les vassaux, qui font aveu de fidélité. 
Même s’il reste hasardeux d’imaginer ce cartulaire comme la transposition fidèle des archives de la famille Trencavel au début du XIIIe siècle, il n’en demeure pas moins comme le plus vieil exemple de cartulaire seigneurial laïc français qui nous soit parvenu.
 

Le cartulaire de la Charité de Narbonne


Acquis par les Archives de l’Aude en 2009, le cartulaire de la Charité de la Cité de Narbonne est un exceptionnel manuscrit qui fut longtemps une des pièces majeures de la collection privée de l’écrivain et philosophe audois René Nelli (1906-1982). Document historique de premier plan, commencé en juin 1269, il regroupe en un seul volume tous les titres de propriété et les privilèges de cette institution d’assistance. Rédigé par l’écrivain public narbonnais Arnaut Rosset, il ne contient que des documents recopiés en latin, précédés d’une brève analyse en langue d’oc.


A travers ce volumineux recueil, il est donc possible de connaître certains éléments sur l’histoire de la charité, mais aussi d’étudier la topographie et la typologie précises des biens lui appartenant, dont les revenus sont destinés à assurer les distributions gratuites de nourriture et de vêtements aux plus démunis. Toutefois, il ouvre également aux historiens bien d’autres pistes de recherche. Sur la connaissance de la langue d’oc au Moyen Age tout d’abord, grâce à de fructueuses comparaisons possibles entre l’occitan du cartulaire et celui du troubadour Guiraut Riquier, qui vivait à Narbonne à la même époque. Sur la société narbonnaise ensuite, illustrée ici par de multiples personnages présents comme souscripteurs et témoins des actes : consuls, notables, lettrés, marchands, troubadours et membres de la communauté juive de la ville. 
Incontestablement, il s’agit là d’un remarquable cartulaire hospitalier, dont la publication intégrale, accompagnée d’un appareil critique, serait hautement souhaitable.
 

Bibliographie


Guyotjeannin (O.), Morelle (L.) et Parisse (M.), dir., Les cartulaires, Ecole nationale des Chartes, 1993, 516 p.
Le Blévec (D.), dir., Les cartulaires méridionaux, Ecole nationale des Chartes, 2006, 270 p.
Becdelièvre (V. de), Le chartrier de l’abbaye cistercienne de Fontfroide 894-1260, CTHS, 2009, 2 tomes.
Trésors de nos communes, Archives départementales de l’Aude, 2012, 144 p.
Occitan, Occitanie, Archives départementales de l’Aude, 2017, 208 p.